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« Mory Kante, mon "Frère" guinéen » - par Frank Tenaille

Frank Tenaille, directeur artistique du Chantier - Centre de création des musiques du monde, vient de rendre un très bel hommage à Mory Kante, « Griot électrique » guinéen, et en parlait déjà dans « Le Swing du Caméléon » (Actes Sud). Nous relayons ici sa publication, avec les magnifiques photos du Grand Bill Akwa Bétotè :

 

 

MORY KANTE, MON « FRÈRE » GUINÉEN

Mory Kanté après Manu Dibango, Aurlus Mabele, Tony Allen, Idir, et
beaucoup d’autres moins connu comme le producteur Diapy Diawara,
l’artisan discret du fameux label Bolibana... L’Afrique musicale subit
un printemps terrible. Mory, nous nous étions rencontrés en 1971. Il
était alors guitariste d’un orchestre qui animait la gare de Bamako, le
Rail Band. Il avait 21 ans. Nous avions en commun un morceau de Guinée
où s’enracinaient nos enfances. Je l’avais retrouvé chanteur lead de
l’ensemble, succédant à un Salif Keita parti à la concurrence. Je l’ai
revu à Abidjan, dirigeant un big band dans son club où sa maîtrise pluri
instrumentale faisait déjà des étincelles. Nous étions ensemble pour
son arrivée à Paris et ce premier concert décisif à la Mutu qu’il mit
sur pied en un mois. Le New Morning, le Printemps de Bourges, Bercy avec
Jacques (H) voulu comme un paysage de Sierra-Leone, le film « Black
Mic-Mac », Musiques Métisses d’Angoulême, « Tam-Tam pour l’Ethiopie » et
des dizaines de causes liées au continent, ses succès dans le monde,
puis plus tard ses projets au pays... Oui, combien de palabres ? Il y a
deux ans, pour Fiesta Sète, nous nous étions retrouvés au Théâtre de la
mer pour une resucée des Maravillas del Mali derrière l’indispensable
Boncana Maïga. Comme Bill Akwa Betote avait déployé à l’étage une expo
ayant trait aux musiques noires dans les années 70-80, je l’avais « 
kidnappé » à la sortie d’un rappel et nous nous étions éclipsés voir les
clichés de « Grand Bill ». Notamment une photo réalisée lors de
l’opération « Jéricho » pour obtenir la libération de Fela Kuti et une
autre lors de son passage au Théâtre de la ville. Tout le monde le
cherchait pour des interviews, des autographes. Mais nous, heureux de
nous retrouver, nous étions partis au « pays ». Frank Tenaille

 

En 2000, dans « Le Swing du caméléon » (Actes Sud), j’évoquais une part
du destin de griot qui avait poussé très loin les frontières du
mandingue :

 

 

MORY KANTE, LE GRIOT ELECTRIQUE

« Je voudrais utiliser la kora dans une musique complétement électronique, le break dance à la sauce smurf ! »
Mory Kanté, à l’époque de Courognené, 1981.

« On ne peut pas monter dans le manguier et laisser le sac en bas de l’arbre ».
Mory Kanté après Yéké-Yéké, 1988.

En Afrique de l’Ouest, il est courant de voir un koraïste remplacer la
bretelle de transport de son instrument par le mouchoir de tête de son
épouse. Ce détail exprime l’attachement que le musicien porte à sa femme
durant ses pérégrinations. Mais il signifie aussi quelle place la kora a
dans son existence. Réalité qui fait avouer à certains joueurs qu’elle
est leur « seconde épouse ». Fantastique kora, riche de son passé,
chargée de symboles et d’une étonnante complexité organologique. Un des
instruments cardinaux de l’Afrique (avec le balafon, le pluriarc, le
djembé...) sur lesquels s’est fondé l’essor de beaucoup de styles
contemporains. Celui qui en tout cas, révèle le mieux le caractère modal
de la musique africaine. Durant plusieurs siècles, cette harpe-luth,
propre aux cinq pays du Mandé (Guinée-Conakry, Guinée-Bissau, Gambie,
Mali, Sénégal), fut, par excellence, l’instrument des louanges et de
divertissement des rois et des riches. Mais elle venait certainement de
plus loin - les spécialistes divergent sur ses origines -, et
l’explorateur Mungo Park y fait allusion en 1799 dans ses carnets de
voyage (1). Formée d’un manche de plus d’un mètre, d’une demie calebasse
recouverte d’une peau de chèvre tannée qui fait caisse de résonance, la
kora peut compter de dix-neuf cordes (à l’instar du seron guinéen)
jusqu’à trente-six. Mais possède généralement vingt et une cordes
correspondant, dans la psyché collective mandingue, aux étapes de la vie
qui conduisent à la maturité, symbolisée par la permanence du jeu de
bourdon. Pour jouer de l’instrument avec les pouces et l’index, le
musicien doit s’agripper par le majeur, l’annulaire et l’auriculaire à
des mancherons latéraux. Son jeu utilisant trois types d’échelles (2)
musicales selon lesquelles se distribue une vaste panoplie de morceaux
et d’improvisations.

Si la kora a connu un écho international,
c’est à Mory Kanté qu’elle le doit, nonobstant quelques grands joueurs
qui firent le déplacement quelques décennies plus tôt. L’homme est né en
1950 à Albadaria, un village de Guinée niché aux sources du Niger,
d’une mère malienne, Fatouma Kassimoko, et d’un père guinéen, El-Hadj
Djelifodé Kanté. En Afrique, le préfixe djeli-vaut message. Mory Kanté :
« Je suis un djeli, ce qui veut dire « sang » en mandingue et équivaut à
« griot ». Le griot est l’artiste devant l’Eternel, le grenier de la
mémoire du peuple, sa conscience. C’est la sagesse. Ce sont les griots
qui ont demandé une constitution à l’empereur des Mandingues. La
tradition griotique se transmet de père en fils. C’est celle de l’homme
exemplaire qui doit révéler la vérité et en échange de cela est protégé
par la société et pris en charge toute sa vie » (3). L’arbre
généalogique de Mory Kanté court, il est vrai, sur sept générations. Son
grand-père maternel ne se déplaçait jamais sans une soixantaine de
musiciens, du chanteur au balafoniste. Son père, un temps vétéran des
griots guinéens, eut vingt-huit enfants, tous artistes. Son frère, Kanté
Facelli, fut le fameux guitariste des Ballets Keita Fodeba. Lui, c’est
au Mali, chez une tante, qu’il fut initié aux secrets de nyamakala (4).
Plus tard balafoniste et guitariste, il fera partie d’un orchestre, les
Apollos, avant d’être recruté au célèbre Rail Band du Buffet de la Gare
de Bamako par son fondateur, Tidiane Koné, où il fera connaissance avec
un chanteur albinos promis à un bel avenir, un certain Salif Keita.
Durant le Rail Band, dont les musiciens sont fonctionnaires des Chemins
de fer, Mory Kanté découvre cette musique cubaine que de nombreux
musiciens ont rapportée de leurs stages chez Fidel Castro, ainsi que les
rythmes à la mode venus de France. Et il jette son dévolu sur la kora
(transgression pour une ligne de balafonistes) qui lui apparaît comme
l’outil le mieux adapté pour accompagner ses envies de « modernité ».
Des envies qu’il pourra concrétiser à partir de 1978 lorsqu’il
s’installe à Abidjan (Côte-d’Ivoire) et imagine un big band
d’instruments traditionnels pouvant travailler dans le sillage des
succès soul et salsa de l’heure. En 1981 Mory Kanté enregistre à Lomé
(Togo) un album de très bonne facture « Courognegné », et va le faire
mixer à Los Angeles par un jeune producteur sénégalo-mandingue que
Stevie Wonder remarquera peu après. Cet album, fort bien vendu en
Afrique de l’Ouest, témoigne de son ambition et de ses talents de
compositeur-arrangeur. En 1984, c’est à Paris, ville devenue la plaque
tournante des musiques africaines, que Mory Kanté décide de repartir à
zéro. Une salle de la Mutualité louée grâce à des amis lui permet
d’enregistrer un disque en forme de carte de visite, « Mory Kanté à
Paris ». Dans la foulée, Jacques Higelin, rencontré lors d’un voyage en
Afrique, l’invite à apparaître à ses côtés sur l’immense scène de Bercy
(de pair avec Youssou N’Dour). Puis c’est la rencontre avec Philippe
Constantin, ex-critique du journal Rock and Folk, féru de musiques
noires, devenu responsable au sein du label Barclay. Après « Ten Cola
Nuts » (« Dix noix de cola »), un opus salué par la presse spécialisé, « 
Akwaba Beach » (titre qui en réfère à une plage d’Abidjan où il aimait
se retirer pour méditer) fait un tabac. Un album qui évoque Dieu,
l’amour, l’universalité, la réconciliation de l’Afrique, et qui recèle
un titre qui va révolutionner le show-biz. A l’origine, Yéké-Yéké (« 
Feeling-feeling ») est une mélodie mandingue qui se chante durant la
cueillette du mil. Sur le disque, si la mélodie conserve son chapelet de
notes cristallines jouées à la kora, elle bénéficie d’un beat entêtant,
d’un gimmick de chœur, et son thème a été galvanisé par un pack de
cuivres et des boîtes à rythmes. Un lifting technologique qui est
l’œuvre d e Nick Patrick, un producteur britannique tendance rock (5).
De fait, ce titre faisant locomotive, « Akwaba Beach » devient « le
meilleur album francophone 1988 », entendre : le plus vendu. Un succès
qui va faire saliver durant des années toutes les majors du disque. Son
chiffre d’affaires équivalant, murmure t’on, au produit national brut du
Burkina Faso ! Et dès lors, la profession (et les grands medias) de
vivre sous l’influence du « syndrome Yéké-Yéké » ! Car, si dans le passé
quelques hits panafricains avaient généré de grosses ventes
internationales (à l’instar de Papa-pata de Myriam Makeba, Mario de
Franco, Soul makossa de Manu Dibango), cette fois il s’agissait d’une
véritable déferlante internationale qu’exprimait la ribambelle de
disques d’or en France, en Allemagne, en Suisse, en Espagne, en
Belgique, en Israël, etc. Des versions de Yéké-Yéké étant adaptées en
hébreu, arabe, chinois, hindi, portugais, espagnol... Le titre étant
classé durant des mois dans tous les hit-parades, quelles que soient les
classes d’âge !

Un succès qui va avoir un impact considérable
chez les musiciens africains. Beaucoup s’interrogeant sur l’incroyable
alchimie qui avait transformé une ballade écrite des années plus tôt en
succès planétaire, conduisant nombre d’entre eux à plonger (souvent à
corps est esprit perdus) dans cette technologie miracle de studios qui
pensaient-ils, pouvaient faire de l’or.

F.T @ Le Swing du Caméléon, Actes Sud 2000.

 

(1) Cf. Mungo Park, Voyage à l’intérieur des pays de l’Afrique de l’Ouest, La Découverte, 1980.
(2) L’échelle tomora (dite mode des grands, des héros, mais aussi de
l’amour, de la nostalgie, de la consolidation) renvoie à notre système
hypodorien. La saouta (utilisée pour la louange épique) se réfère au
mode lydien, la silaba (mode de divertissement) à l’hypophrygien.
(3) Propos recueillis par l’auteur.
(4) Le terme de nyamakala peut avoir un sens proche de celui de griot.
En fait, il renvoie au début du XVIII ème siècle quand, de pair avec
l’instauration d’un Etat théocratique en pays mandingue, les Peuls
musulmans tentèrent de remplacer les musiques des fétichistes par la
lecture du Coran. Mais le syncrétisme des musiques des captifs de toute
la région donnera naissance à une nouvelle musique fatalement tolérée
(même si certains religieux continuront à considérer les nyamakala comme
des incroyants). Sous la colonisation et depuis l’indépendance, les
nyamakala (qui répondent souvent à une vocation individuelle) ont été
des acteurs clés de la novation musicale.
(5) Lors de l’album
suivant, « Touma », au budget total d’un million de francs, Nick Patrick
qualifiera sa contribution en ces termes : « Mon travail est de faire
en sorte que la musique de Mory soit accessible aux oreilles
occidentales. Si l’on enregistrait toutes les percussions en une seule
prise comme les Africains, ce serait un fouillis. C’est pour ça que nous
avons eu recours aux ordinateurs, à la technologie des studios » (Le
Monde, 26.9.1990)

Photo de Bill Akwa-Bétotè

 

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