Giovanna Marini, Pasionaria du chant de tradition orale
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GIOVANNA MARINI, PASIONARIA DU CHANT DE TRADITION ORALE
Giovanna Marini, chantre de la mémoire musicale italienne, compositrice aux activités protéiformes, vient de nous quitter à 87 ans. Une pleine d’humilité et de témérité, mélange d’intuition et de candeur, de rigueur et d’humour, ô combien unique et attachante. Au-delà de tous ses talents, Giovanna avait un sens de la chronique sociale et politique qui faisait merveille et tenait en haleine ses auditoires, parfois considérables comme dans l’Italie des années 70-80. J’en eus pour preuve d’avoir assisté en sa compagnie à l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center et de voir comment elle avait transmué notre sidération, le lendemain, lors de son concert aux Polyphonies de Calvi. Si l’Italie officielle, et pour cause, ne lui a jamais accordé la place qu’elle mérite, une arborescence de chanteurs (ses), d’amateurs de chants populaires, de musicologues, lui ont donné depuis longtemps crédit de son legs considérable. C’est qu’en cinquante ans, Giovanna Marini a inventé une œuvre unique dans le panorama musical européen. On lui doit des « ballades » (1965-1974), des « cantates » (à partir de 1980), des musiques de films, des compositions pour le théâtre, un enseignement tout à fait singulier à Rome et à Paris, outre des concerts avec son remarquable Quartetto vocale (qui compta Lucilla Galeazzi, Patricia Bovi, Patrizia Nasini, Francesca Bovi) que le public français plébiscita avec gourmandise. Pour comprendre comment l’interprète, la compositrice, la pédagogue, la conteuse, ont cohabité, il faut lire le double livre qu’elle fit paraître avec le musicologue palermitain, Ignazio Macchiarella, aux Editions Actes Sud en 2007. Un plaidoyer en faveur des cultures et musiques populaires de la péninsule en particulier, de la planète en général. Parce ce qu’à affirmé la pasionaria du chant de tradition orale vaut sous toutes les latitudes : derrière des chants, des voix, des rythmes, des sons, il y a des humanités, des sociabilités, des rites, des mythes, une diversité qu’il est décisif de protéger, valoriser, comprendre, en ces temps de « pasteurisation » culturelle globaliste.
par Frank Tenaille
INTERVIEW DE GIOVANA MARINI
F.T. Peux-tu m’évoquer les deux années durant lesquelles tu as vécu aux Etats-Unis ?
G.M. Ce fut une période très importante. En 1964, hormis ma collaboration au Nuovo Canzoniere italiano (1), je n’avais pas encore commencé mes recherches. J’arrive en Amérique et je découvre une intelligentsia qui avait été confrontée au maccharthysme (2). Je fréquente le Club 47, un coffee house du centre de Cambridge, qui était un des carrefours du folk revival. S’y produisaient Pete et Peggy Seeger, Joan Baez, Dave Van Ronk - Woody Guthrie était malade, nous sommes allés le voir à l’hôpital (3) – et un jeune qu’on appelait Zimmy, parce qu’en fait il s’appelait Zimmerman. Ce Zimmy était terriblement provocateur. Lorsqu’il arrivait, il disait : « Moi, je viens chanter. Si vous le voulez bien. Si vous ne voulez pas, c’est pareil ». Les autres, nous nous inscrivions de façon disciplinée sur la liste pour passer l’un après l’autre. Zimmy non ! Il arrivait et chantait à sa façon des choses interminables qu’on n’appréciait pas beaucoup à l’époque (rire). Puis il a rencontré un grand succès avec Blowin in the wind et l’on a reconnu, que Bob Dylan c’était quand même un type fameux !
F.T : Est-ce qu’on peut dire qu’une partie de ton style du « raccontare-cantando » vient de ces années-là ?
G.M : J’ai été foudroyé pas cette musique très belle qui m’a convaincue. Et le premier disque que j’ai fait, Vi parlo dell’America (Je vous parle de l’Amérique) est en fait inspiré du talking-blues américain rendu célèbre par Leadbelly.
F.T. Pourquoi, en prologue de cette « ballade » il y a t’il cette charge : « le pays qui nous a donné à manger et un lit pendant presque deux ans / J’en suis revenue avec une seule idée / très claire : le combattre en tout / Le détruire en tout / Il n’y a rien à sauver » ?
G.M. Je l’aimais beaucoup cette Amérique, mais nous en sommes partis, car nous ne pouvions pas élever nos enfants dans ses écoles. Les écoles publiques fabriquaient des délinquants et les privées étaient trop chères pour nous. Mon mari physicien était payé par l’Italie. Pour être payé en dollars, ils auraient dû accepter que ses recherches restent en Amérique et il ne le voulait pas. Donc nous n’y arrivions pas, même si j’enseignais l’italien. Si tu n’avais pas d’argent à la banque, à l’école, on ne te saluait pas. Je m’interrogeais : « Qu’est-ce qui se passe ? Peut-être sommes-nous catalogués comme des « rouges » ! ». Et puis tu découvres des choses qui te chassent de l’Amérique même si les gens sont bons. A deux ans, ma fille Sylvia a eu un problème au larynx. Elle étouffait. Je l’ai amenée à l’hôpital. La première chose qu’ils m’ont demandé : la carte bancaire ! À cette époque, en Italie, nous n’en avions pas. Ils m’ont dit : « on ne peut rien faire ! ». J’ai crié : « Mais, elle meurt ! ». On m’a répondu : « Mais non, elle ne meurt pas, ramenez-là à la maison, ouvrez des robinets d’eau chaude et d’eau froide et vous verrez que ça passera ! ». C’était la diphtérie… Je me suis beaucoup fâché. J’ai pensé : l’on ne va pas vivre comme des mendiants. Aussi, quand mon mari a eu une offre au CERN de Genève nous sommes partis immédiatement. Malheureusement, car l’on vivait alors une effervescence culturelle énorme ! C’était la naissance de toute une Nouvelle gauche liée aux droits civiques des noirs et engagée contre la Guerre du Vietnam
F.T : Un 11 février 1960, lors d’une soirée de l’intelligentsia romaine où tu es invité pour jouer du classique, tu rencontres un certain Pasolini qui te chante des airs de piqueuses de riz et te parle de culture populaire…
G.M : Lors de cette soirée, j’ai fait une énorme gaffe. Je ne savais pas qui il était. Les bonnes sœurs ne m’avaient pas enseigné qui il était (rire) (4) ! Il avait déjà une notoriété. On me l’a présenté en disant : « C’est notre Pier Paolo… » sans dire son nom. Je me suis demandé : « Pourquoi tous les autres ont un nom et un prénom et celui-ci seulement un prénom ? Il y a un problème là-dessous ». Il était très sympathique. Fort timide. C’est lui qui m’a dit : « Va à Milan, il y a de très belles choses dans le chant populaire. Il n’y a pas seulement Bach, même si c’est merveilleux ». Plus tard, quand j’ai rencontré dans cette ville les acteurs du Nuovo Canzoniere italiano, j’ai compris qu’il parlait de ces gens-là. Par la suite notre dialogue s’est poursuivi. J’ai beaucoup travaillé pour le cinéma (5) et j’ai donc fréquenté un groupe de gens séduisants avec Pontecorvo, Solinas, etc… dont il faisait partie, même s’il était à la marge car il détestait les groupes. On se retrouvait tous les mercredis soir à l’AMAC, la société des personnes qui travaillaient dans le cinéma. On avait un syndicat et donc l’on était tous là. De temps en temps, nous parlions de musiques. Il m’avait proposé de mettre en musique un de ses films. Il m’avait dit : « On en reparle à mon retour d’Inde », mais quand il est revenu, il est mort.
F.T : Pasolini à travers son œuvre, fait preuve d’une fine compréhension de la dialectique de la culture populaire. Que sont devenues toutes ses réflexions sur la musique et la culture traditionnelle ?
G.M : Les Editions musicales Bella ciao-Ala Bianca, qui s’appelaient auparavant Edizioni Avanti puis Edizioni del Gato, publiées par la Librairie Feltrinelli, ont énormément de documents dont l’essentiel n’a même pas été scanérisé. Mais comme l’Etat depuis l’arrivée au pouvoir de Berlusconi ne donne plus rien, l’on en est là…
F.T : Depuis les années 70, de nombreux musiciens en France ont fait du collectage et depuis beaucoup de musiciens se posent la question de la création à partir d’un référent patrimonial hors contexte, qu’il s’agisse d’éléments distinctifs ou de corpus ? Dans ta démarche de création, tu as mis à jour des acquis, suggéré une méthodologie. Quels points d’appuis pour poursuivre plus avant ?
G.M. En Italie, il n’y a pas beaucoup de gens qui évoquent ces choses-là. Il y a des compositeurs qui utilisent des cellules musicales de la tradition orale. Mais personne n’a dit comment il l’a fait et pourquoi il l’a fait. C’est laissé à l’instinct, à la mode. Car c’est une mode de faire de la « musique ethnique ». Sur ce registre, l’on a eu dans la World music des précédents importants. Ceci dit, souvenons nous que les grands musiciens classiques ont toujours gardé un œil sur la tradition orale. Beaucoup des lieds de Schubert comportent des mélodies provenant de la tradition orale. Beethoven a publié « 24 modes de la campagne ». En les appelant modes, il avait très bien compris de quoi il s’agissait. Pour ma part, quand j’ai enregistré des chants populaires, j’ai absolument eu besoin de les transcrire. Mais la transcription est une trahison car l’on met sur une portée des notes qui n’y sont pas. En l’occurrence des notes qui sont « en dehors », par des quarts de tons, des nuances qui font la quinte beaucoup plus grande et servent de point de repère aux chanteurs. Lorsque j’écris cette musique orale, cela devient autre chose. Pour redonner cette émotion que nous avons eu en l’écoutant dans son contexte - je suis une fille de la bonne bourgeoisie tout comme mes copines du Quatuor dont les origines n’ont rien à voir avec la campagne - nous devons emphatiser tout ce qui est différent de la culture classique. Si une vieille fait « Ah ! » nous le feront plus fort et vingt fois - « Ah ! Ah ! Ah !... » - pour que l’on comprenne bien où se situent les différences qui en font une culture autre. Ainsi pour les mélismes : si ceux que j’ai enregistrés font un mélisme supérieur (elle chante), il faut le garder supérieur. S’ils le font inférieur (elle chante) il faut le garder inférieur. Parce que pour eux, c’est symbolique. On ne peut pas changer cela. Ceci dit, on peut faire beaucoup plus. Cela devient une façon de chanter qui en outre a une nouvelle fonction. La fonction, c’est le public. Face à lui, il faut émouvoir, raconter, donner son point de vue. C’est cela, à mon avis, l’importance du travail dans la création. Par contre, quand j’entends des groupes qui n’ont pas beaucoup d’oreille - car il faut beaucoup d’oreille pour apprécier les chants des paysans - nous proposer des choses en totale ressemblance, mais en pire, sans, par exemple, les mélismes du chant rural, cela donne une musique de deuxième catégorie qui ne surprend personne. Ce n’est que du folklore, un pauvre exotisme.
F.T : Tu insistes sans arrêt sur l’importance d’appréhender l’univers sonore populaire de l’intérieur. Autre insistance, la ritualité de ce chant ?
G.M. Le chant de la campagne est un chant rituel. C’est à dire que le rite est lié à la fonction. Si l’on chante pour la pluie, il faut qu’après il pleuve ! On ne peut pas chanter le chant de la pluie en le faisant plus moderne, plus contemporain, parce que sinon la pluie ne viendra plus. Le chant rituel ne change jamais. Ainsi les confréries sont là pour surveiller que les chants dévotionnels ne changent pas. Si l’on étudie les chants paraliturgiques, l’on se rend compte qu’ils sont surprenants de complexité. À quatre voix, on dirait des choses écrites alors que ce sont des choses orales. Tout cela est surveillé. Ce n’est pas révolutionnaire, le chant traditionnel ! C’est un chant conservateur. C’est la musique classique qui est révolutionnaire puisque c’est elle qui a essayé de changer la gamme, de faire les douze demi-tons de la gamme de Schoenberg, les silences de Cage, et que nombre de ses compositeurs ont fait des cassures et ont cherché à tout bouleverser. Pour autant, la musique populaire peut devenir révolutionnaire par le contexte dans lequel elle est chantée. Ainsi, quand des femmes, enragées contre le gouvernement parce qu’elles travaillent sous le régime du caporalat de quatorze à seize par jour, se mettent ensemble pour protester, elles chantent leurs chants révolutionnaires en interprétant Vive Jésus ou La passion de la Croix, par exemple. Ce chant-là, chanté conformément à ses règles de façon tout à fait conservatrices, devient alors protestataire du fait qu’elles l’utilisent contre des gens d’une autre culture, les gens de la culture classique. Et donc l’on retrouve cette division entre culture classique et culture de tradition orale.
F.T. John Blacking a bien montré que le sens musical est universel et a fait litière de d’un ethnocentrisme qui oublie que le son précède la notation (6). Pour ta part, tu as eu une formule qui a défrisé pas mal de musicologues obtus : « Le pape Grégoire le grand est venu après les bergers ! »
G.M. J’aime bien expliquer l’histoire de la musique en parlant du chant paysan. La musique classique et le chant grégorien, subventionnés par ceux qui avaient le pouvoir, sont venus après. L’Eglise comprenant qu’elle a besoin de maîtres en a formé. Quand je fais écouter un chant rural, il se trouve toujours quelqu’un pour dire que c’est une imitation du grégorien. Je dis que c’est un chant paysan. Le Grégorien est venu après et a repris ce chant-là.
F.T : En 1964, au fameux Festival de Spolète, avec le Nuovo Canzoniere italiano, vous proposez la création Bella Ciao. Une femme du public se lève et hurle : « Je n’ai pas payé 2000 lires pour venir entendre chanter ma femme de chambre ! ». La chanteuse en question était Giovanna Dafini, superbe cantastorie de Regio d’Emilie. C’est pour toi une métaphore de la friction de deux cultures ?
G.M : Cette femme en fourrure exprimait le sentiment profond de la salle. Elle avait tout compris ! Elle a très bien décrit le chant de Giovanna Daffini qui était pour nous une formidable chanteuse, pour elle une chanteuse dégueulasse car elle ressemblait à sa femme de chambre. Façon de dire que tu ne déracines pas les préjugés comme cela car ils ont à voir avec le pouvoir. Pour convaincre le public classique, il faut parler classique. Ainsi, souvent, j’utilise le vocabulaire et les concepts du classique. Mais quand, avec le Quattuor, on crie à quatre voix et que Patrizia Nasini pousse sa voix de bête blessée, y en a qui se bouchent les oreilles ! D’aucuns diront que c’est une horreur ! Il y a une chanteuse qui n’a pas voulu passer à la télévision dans un requiem que j’avais écrit parce qu’il avait un ténor populaire qu’elle ne supportait alors que c’était une des meilleures choses que j’ai entendues. Elle m’a dit : « Non, je ne veux pas de cela ! Les gens ne vont pas l’admettre ». Oui, il y a un chant qui dérange. Parce que cela parle d’une culture qui était ennemie de la culture classique que ce soit dans les luttes ouvrières ou les occupations de terres.
F.T : Toi qui a eu une éducation musicale classique, tu t’en sers pour faire œuvre de pédagogue en faveur de la tradition orale ?
G.M : Pour convaincre ces milieux, il faut faire référence à des auteurs classiques qui se sont inspirés de musiques et danses populaires à l’instar de Brahms, Bartok, etc… Ce type d’argument convainc beaucoup. Mais pour aller sur le fond, c’est plus compliqué. Prenons, les Folksongs de Luciano Berio. Quand il a entendu mon Quatuor chanter, il a dit : « J’ai compris que tout ce que j’ai fait n’est pas vraiment populaire car ce n’est pas la structure du Folk, je lui ait enlevé sa structure, ses cellules ! » – « Oui, lui ai-je dit, mais c’est très beau quand même parce que tu es un très bon musicien ! » - Il a dit : « D’accord, mais je ne suis pas allé au fond. Il faut pour cela que je fasse un peu de recherche… ». Il avait compris où était l’enjeu. A contrario, Bartok n’a pas compris parce qu’il était d’une autre période…
F.T : Quelle prise en considération en Italie de cette culture musicale populaire ?
G.M : Aujourd’hui, la culture de tradition orale, les gens y portent attention. Autrefois, ils pensaient, avec un peu de dérision, qu’elle ne valait rien. Puis ils ont vu Peter Gabriel faire des sous avec leurs musiques. Le passeport des Tenore di Bitti (NdR : groupe de chant a tenore de Sardaigne) mentionne « groupe » parce que Peter Gabriel est passé par là. Même s’ils n’ont pas n’ont pas vu un sou, ils connaissent la valeur de leur musique. Quand ils me voient arriver avec deux cars pleins d’étudiants de France ou d’Allemagne qui font le déplacement pour les écouter, les gens du cru comprennent que ce qu’ils font n’est pas du tout risible.
F.T : Le travail de passeur que tu as fait avec tes compagnes du Quatuor en faveur du chant populaire, tu l’as fait aussi pour la légitimité musicologique de ces musiques. Montrer qu’elles ont autant de pertinence, d’architectures internes, d’arrière-plans anthropologiques que des musiques dites savantes ?
G.M. Oui, quand on a fait des recherches sur le champ populaire, quand on a collecté les modes de la tradition orale en vivant au plus près des gens, on se rend compte à quelque point leur culture est précise, combien sont précis ses canons esthétiques, ses règles d’expression. On ne peut plus accepter la moindre confusion sur le sujet. Une confusion qui peut, permettre tout et n’importe quoi sous une même étiquette.
F.T : Outre l’importance de la ritualité, tu insistes à foison sur celle du son. Le son qui dessine des contradictions, qui a son organisation et bien sûr sa beauté…
G.M : Car derrière le son populaire et son organisation il y a des personnes, une vision du monde, une manière de vivre et d’être. Alors que dans la musique classique, la relation entre le son et ce qui l’entoure est plus abstraite, plus artificielle. Si je préfère le monde de la musique populaire, c’est bien parce que je préfère le non-tempéré au tempéré.
F.T : Comment « véhiculer » des traditions vocales spécifiques en le déterritorialisant ?
G.M. Quand je faisais mes cours à l’Université de Paris VIII à Saint-Denis, toutes mes élèves essayaient de faire des voix poussées mais sans compétence. On me disait : « Oui, la polyphonie est très belle, mais pourquoi ces voix horribles ? ». Je répondais : « Vous avez raison, mais si vous entendiez les voix des chanteurs populaires, elles ne sont pas horribles. Simplement, ces élèves ne savent pas les reproduire ». Car à ce niveau il faut faire un travail sur la voix. Il ne faut pas imiter la voix des paysans. Sinon ça vous fait faire des voix nasillardes. Par contre il faut comprendre que les paysans ont une technique vocale. Qu’ils n’utilisent pas, par exemple, la résonance dans le grave. Si vous chanter avec eux un chant qui va dans les aigus et que, tout à coup, vous allez dans le grave, ils vous demandent : « Qu’est ce que tu as, tu te sens mal ? ». Il ne faut pas changer de couleur ! Ils ont l’oreille très experte pour savoir si l’on change de couleur. C’était l’erreur que mes élèves n’avaient pas comprise car je ne la leur avais pas enseignée. En allant sur le terrain, ils ont vu que les gens chantaient avec leurs belles voix. Certes poussée, mais pas de la façon altérée, nasillarde, qu’ils utilisaient, eux, pour imiter, dans un élan de générosité, le chant de la tradition orale. Donc il est nécessaire de commencer vraiment par le début.
F.T : En 1975, tu ouvres à la Scuola popolare du musica di Testaccio, dans le quartier de Trastevere à Rome, un cours intitulé, Esthétique du chant paysan. Où en es-tu aujourd’hui ?
G.M. L’Ecole du Testaccio est la chose à laquelle je tiens le plus. Avec elle, je pouvais finalement conjuguer deux personnalités : celle qui avait étudié au conservatoire et celle qui admirait les chanteurs traditionnels. J’y assume aujourd’hui deux cours : l’un de chants politiques, l’autre de chants de tradition orale. A partir des années 90, un groupe d’élèves, fort assidus, ne m’a plus quitté. Il y a, par exemple, un musicien suisse, qui est arrivé à 19 ans et qui en a maintenant 32. Un autre, médecin en Asie dans le cadre d’Emergençy, qui pendant l’hiver travaille à Rome et chante d’une façon extraordinaire. Il y a des femmes qui travaillent au Ministère de la Défense et qu’on ne soupçonnerait pas d’interpréter des chants de revendication… Ce groupe d’une vingtaine de personnes anime désormais les cours. Ainsi les élèves bénéficient de ces anciens disséminés parmi eux et de fait, avancent plus vite. C’est ce groupe que j’amène avec moi faire des concerts dans toute l’Italie. Nous partons aussi faire de la recherche ensemble. Quand à l’Ecole, elle a compris l’importance de conserver tout ce travail de collectage et de transcription. Nous avons obtenu une bibliothèque plus importante où nous déposons nos bandes. Pour l’image, on a commencé il y a trois ans. Il est bénéfique de disposer de films car l’on dispose ainsi d’indications précieuses sur la position, les gestes, l’univers, des interprètes rencontrés.
F.T. Peut-on parler, dans ton sillage, d’une famille de « passeurs » ?
G.M. Quand j’ai commencé dans les années 60, au sein du Nuovo Canzoniere italiano, il y avait un groupe de chant politique. Mais j’étais la seule qui pratiquait le chant traditionnel. On faisait beaucoup de recherches, mais c’était pour les garder, pas pour les chanter. J’ai été la première à rechanter toutes ces choses. Depuis, ça c’est beaucoup élargi. Quand je suis venu enseigner la première fois à Paris, l’on a regardé mon travail avec un peu de soupçon car je ne venais pas d’une culture universitaire, je venais d’une culture seulement musicale, via le conservatoire. Et je n’avais étudié ni l’ethnomusicologie ni l’anthropologie. En 1991, j’avais huit élèves. En 2000, lorsque j’ai terminé, j’en avais plus de soixante-dix. Tous ces jeunes se sont montrés contagieux. Ainsi, mes élèves françaises ont, à présent, des élèves à elles. Cela s’est élargi en tache d’huile, notamment en Italie.
F.T : Ou en es-tu de tes recherches ?
G.M : J’ai effectué beaucoup de recherches et je ne m’arrête plus tant les morceaux les plus beaux que je rencontre surgissent toujours au cours de celle ci. Dernièrement, je suis allé dans la montagne autour de Naples, dans des milieux où aucun musicologue ne s’est aventuré. C’est extraordinaire ce qu’ils chantent ! Ce sont des choses fort différentes de la tammuriata (danse traditionnelle de la Campanie) que Roberto de Simone fit connaître il y a longtemps, très différente aussi de la chanson napolitaine. A cet égard, il faut penser qu’une grande part de la chanson napolitaine s’inspire de grands musiciens. Grands musiciens d’Opéra qui se sont beaucoup inspirés de chants des moissons, de chants des olives, de chants des vendeuses de poissons… Mais, en allant enregistrer dans cette montagne, je perçois aussi des formes de chants qui n’existent pas dans la musique classique. Parce que leurs formes comportent des mélismes très compliqués avec une voix toujours toute fluide et une technique expérimentée.
@ Propos recueillis par Frank Tenaille.
(1) Outre sa valorisation de la culture ouvrière et paysanne, le groupe des Editions Avanti dont faisait partie le Nuovo Canzoniere italiano, fut d’un apport considérable à la société italienne des années 1960-1980. Si son travail dans le champ musical fut important, il a aussi accompli un vaste travail de réflexion sur les dynamiques sociétales. Au nombre de ses acteurs connus en France, citons : Umberto Eco, Italo Calvino, Dario Fo ou les compositeurs Luciano Berio et Luigi Nono.
(2) Maccharthysme : politique anticommuniste virulente menée dans les années 50 aux Etats-Unis qui s’est traduite par une chasse aux sorcières notamment vis à vis d’écrivains, cinéastes ou chanteurs/musiciens.
(3) Woody Guthrie : père spirituel du folk, il exerça une influence majeure sur les protest singers, de Pete Seeger à Bob Dylan, de Joan Baez à Bruce Springsteen. Décédé en 1967, on peut lire En route pour la gloire et Cette machine tue les fascistes, édités chez Albin Michel.
(4) Giovanna Marini a reçu une éducation musicale classique des plus rigoureuses au point que le choix de la guitare, « un instrument de traîne-savates », fit le désespoir des siens. Elle n’en suivra pas moins les cours d’Andrès Ségovia !).
(5) Giovanna Marini a réalisé une trentaine de musiques de films dont tous ceux de Citto Maselli.
(6) John Blacking, Le Sens musical, Editions de Minuit, 1980.
(7) Le Quatuor, créé en 1976, « l’instrument qui sert au mieux les intentions dramaturgiques et narratives de sa poétique musicale » (Ignazio Macchiarlla dixit) comprend aujourd’hui : Patrizia Bovi, Francesca Bovi, Patrizia Nasini. On lui doit le tout récent et superbe La Torre di Babele (Ed Nota). Vient de paraître également, avec le Chœur Arcanto de Bologne, sur un texte de Pasolini, "Le ceneri di Gramsci", qu’elle a composé pour le Festival Angelica de musique contemporaine.
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